Alto – Viola

Laurent Zakowsky vous expose ses principes de fabrications’ ses histoires personnelles et des témoignages d’altistes jouant ses instruments.

Amis musiciens et luthiers.

Voici un sujet qui devrait vous intéresser. Il s’agit de mon dernier article paru sur Resmusica, qui traite d’un mystère propre au violon: son marché. Vous pouvez le lire en cliquant sur le lien suivant

https://www.resmusica.com/2019/08/01/je-narrive-pas-a-vendre-mon-violon/

C’est la version résumée d’un article plus long et plus détaillé, dont je vous propose ici la version intégrale.

Lettre imaginaire reçue à mon atelier voici quelques jours :

« Cher Laurent

Je m’appelle Roger et je suis violoniste. J’ai besoin de vos conseils. 

Je possède deux violons. Le premier est un très bel instrument italien du 18èmesiècle que j’ai acquis au début de ma carrière. Je l’avais payé 100.000 francs (15.000 euros actuels), ce qui représentait un gros effort financier pour moi à l’époque. Néanmoins, mes professeurs au conservatoire, mes collègues musiciens, ainsi que les luthiers, m’avaient convaincu d’y consentir, arguant que l’achat d’un « bel » (comprendre « cher ») instrument relevait autant de la nécessité de se procurer un bon outil de travail (et, bien sûr, de plaisir), que d’un placement financier judicieux.

Il y a quinze ans, pour des raisons de commodités (je suis professeur dans un conservatoire et il était plus pratique pour moi de disposer d’un deuxième instrument sur place), j’ai voulu en acheter un autre. Je me suis alors rendu compte que le prix des violons anciens avait considérablement augmenté : j’ai demandé à un collègue qui venait d’en acheter un du même auteur que le mien, il l’avait payé 80.000 euros ! A l’instar de nombre de mes collègues et sur leurs conseils, j’ai alors opté pour un violon neuf, fabriqué par un luthier français, pour la somme de 15.000 euros. Comme j’avais fait pour le premier, je l’ai choisi judicieusement, en tenant compte tant de ses qualités acoustiques que du sérieux de l’artisan. J’en ai été pleinement satisfait toutes ces années. Mais je prends ma retraite. De plus, je souffre d’arthrose. Et j’ai besoin d’argent. Je désire donc revendre ces deux violons.

Je suis allé chez un luthier-commerçant, comme il en existe à Paris et dans les grandes villes, afin de lui proposer mes instruments à la vente. Grande fut alors ma déconvenue quand celui-ci commença à discuter l’origine de mon violon ancien, m’expliquant que, sans certificat d’authenticité établi par un luthier reconnu comme expert (ce qui est mon cas, j’avais acheté ce violon en toute confiance à mon luthier de l’époque sans me soucier de ce détail), il ne pouvait le présenter au prix auquel je l’estimais. De plus,  il prendrait une commission de trente pour cent et ne pouvait en aucun cas me garantir un délai pour la vente. Quant à mon violon récent, il me dit tout de go qu’il le considérait comme invendable par ses soins et que seul son fabriquant pourrait éventuellement s’y intéresser. Comme vous pouvez l’imaginer, tout cela m’a énormément contrarié…

Fort irrité de ce contact, je suis allé voir le luthier qui a fabriqué mon deuxième violon. Peut-être peut-il me le racheter ? Ou le prendre en dépôt ? Ou encore me mettre en relation directement avec un éventuel acheteur ? Il m’explique que, malheureusement, il ne peut aller dans mon sens. Il n’assure pas de reprise d’instrument, même à un prix inférieur, car cela le mettrait, dit-il, en concurrence directe avec sa production actuelle. Il m’invite, pour ce violon comme pour l’autre, à trouver un acheteur par mes propres moyens, petites annonces au conservatoire, site de transactions entre particuliers ou de ventes aux enchères.

En ce qui concerne les petites annonces, cela me semble exclu : le conservatoire de ma ville n’accueille pas d’élèves suffisamment avancés et/ou argentés pour prétendre à de tels violons. Je me connecte alors sur le site internet « Le Bon Angle », à la rubrique « Violon ». S’y trouvent quelques uns correspondant aux miens, tant en origine qu’en prix. Néanmoins, une chose m’intrigue : en regardant l’historique, je m’aperçois qu’ils sont présentés à la vente depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Pour certains, les vendeurs en ont même descendu le prix d’un tiers, de moitié… sans pour autant trouver preneur. Pour ma part, j’estime hors de question l’idée de brader mes violons, que je sais excellents (c’est quand même moi qui les ai choisis et joués pendant toutes ces années), en parfait état et d’un prix tout à fait correct au regard de leurs cotes. Je me penche alors du côté des ventes aux enchères : en ce qui concerne les violons anciens comme le mien, leur prix peut varier du simple au triple. Comment connaître  alors sa valeur et avoir confiance en ce procédé de vente ? Ce principe me semble à la limite de l’honnêteté. Quant aux violons récents (c’est-à-dire de moins de cinquante ans), ils ne sont proposés qu‘à des sommes dérisoires. Je n’y comprends plus rien ! Aurais-je été mal conseillé ? Ai-je eu affaire à des vendeurs malhonnêtes ? Suis-je un naïf qui ne doit s’en prendre qu’à lui-même ?

Aussi, entre colère et culpabilité, me voilà bien désemparé. Certes, je comprends devoir accepter de perdre un peu d’argent et être patient pour réaliser mon projet. Mais, en l’espèce, j’ai l’impression que ni le prix ni le temps ne sont réellement la solution, tant pour mon violon ancien que pour le récent. Pour ce dernier, j’accepte d’autant moins cette situation que, pendant ce temps, le luthier qui l’a fabriqué continue d’en présenter et les cote maintenant  à 20.000 euros.

Aussi, voilà ma question : pourquoi ? Pourquoi est-ce que je ne réussis pas à vendre mes violons ? A défaut de résoudre mon problème, pourriez-vous au moins m’en expliquer la raison ?

En vous remerciant de votre réponse franche.

Roger »

Et voici ma réponse :

« Cher Roger

Je vous remercie de votre confiance. En vous adressant à moi pour aborder ces sujets personnels, vous savez que mes propos ne seront en aucuns cas malveillants ou moralisateurs. Et je pense que ni vos professeurs, ni vos collègues, ni les luthiers, ni vous-même, n’êtes coupables de quoi que ce soit. La question est bien plus complexe. Vous me demandez d’être franc, je vais l’être. 

Nous allons donc rentrer dans le vif du sujet : l’argent ! Combien vaut un violon et pourquoi vaut-il ce prix ? Avant toutes choses, il faut, dans le marché du violon, en distinguer deux sortes : les « cotés » et les autres. Vous terminez votre lettre en disant que le luthier qui a fabriqué votre violon les « cote » maintenant à 20.000 euros. Je crois que vous faites une confusion. En ce qui concerne la lutherie actuelle, le luthier peut décider du prix de ses violons, mais pas de leur cote. 

Je m’explique : un violon coté est un instrument, généralement ancien (mais nous verrons que là ne réside pas sa caractéristique principale), dont un certain nombre d’exemplaires du même auteur est passé en salles de ventes aux enchères. Ainsi, au cours de ces transactions publiques, s’établit un consensus sur la valeur maximale de l’objet. Si votre violon italien du 18èmesiècle a une cote à 80.000 euros, cela signifie que certains exemplaires de cet auteur ont trouvé acheteur à ce prix. Mais rien ne garantit que ce sera toujours le cas : chaque violon est, par nature, unique et tout dépend de l’offre et de la demande à un moment donné. C’est pour cette raison que, quand vous consultez les résultats des salles de ventes, vous trouvez des prix différents pour des violons d’un même auteur. Et, surtout, rien ne garantit quevoustrouverez acheteur à ce prix. Car celui-ci dépend bien sûr de la qualité de l’objet mis en vente, mais également, et pour étonnant que cela puisse paraître, de la « qualité » de son vendeur et de son acheteur. Cela demande une explication : une salle de vente, un luthier expert et réputé, sont des autorités reconnues comme légitimes (c’est ce que je définis comme leur « qualité ») à établir un certain prix pour un instrument donné. D’un autre côté, un violoniste célèbre, un collectionneur connu, ont eux aussi une « qualité » en tant que clients : s’ils achètent tel violon, ils en cautionnent le prix et peuvent, s’ils désirent le remettre en vente, en demander ce même prix (voire plus). Mais si vous n’entrez pas dans ces catégories – et je dis cela sans aucune désobligeance – vous n’avez aucun poids pour exiger de votre violon le prix maximum.  Aussi le commerçant que vous avez sollicité a-t-il agi prudemment en envisageant d’abaisser vos exigences financières s’il veut, compte tenu de sa perception du marché, avoir des chances de vendre votre violon dans un délai raisonnable (sans pour autant s’engager sur celui-ci). Quant à sa commission, si on peut en discuter le pourcentage, elle est une pratique habituelle et sommes toutes légitime au regard des charges et du temps passé. 

Passons maintenant à votre autre violon : a-t-il une cote ? Suivant le principe que je viens d’exposer, on comprend que cela dépend du luthier : un exemplaire italien des années soixante-dix, d’un auteur éventuellement encore en exercice, pourra coter relativement cher, tandis qu’un autre, français ou allemand des années soixante, ne le sera pas. Pour l’anecdote, tous les luthiers connaissent l’histoire de ce confrère qui, il y a plusieurs décennies, présentait en salle des ventes des instruments de sa fabrication, enchérissait lui-même (ou le faisait faire par une tierce personne) et les  rachetait, espérant ainsi faire monter artificiellement leur cote. Comme il fut démasqué, sa malhonnêteté justifia, en creux, ce principe d’établissement des prix : la salle des ventes devint l’autorité légitime à établir la cote des instruments. Il existe ainsi quelques luthiers actuels, souvent lauréats de concours internationaux, au carnet de commandes bien rempli, avec liste d’attente, qui peuvent se prévaloir d’une cote au sens que je viens d’expliquer. Ils vendent leur production un prix très élevé (à titre d’exemple extrême, le luthier new-yorkais Samuel Zygmuntowicz vend actuellement ses violons autour de 150.000 dollars. La plupart les vendent plutôt autour de 30.000 euros). Et quand un de leurs instruments est remis sur le marché, en salle des ventes ou chez un commerçant, il est présenté au prix de la cote (ce qui ne veut pas dire qu’il trouve nécessairement preneur rapidement). Mais ces luthiers représentent une infime minorité et ne peuvent satisfaire toute la demande de musiciens professionnels, tels vous, Roger, il y a quinze ans. Cette clientèle va alors se tourner vers d’autres artisans, pas (encore) connus, n’ayant par définition pas de cote (et, donc, n’ayant pas la « qualité » des luthiers cotés) et vendant moins cher. Pour autant, il faut malgré tout qu’elle ait confiance dans le luthier et son produit. Et c’est à ce moment qu’intervient un phénomène qui peut paraître surprenant mais qui est, en fait, parfaitement logique : en l’absence de cote du luthier, c’est le prix de l’instrument qui va préjuger de sa qualité et c‘est son acheteur qui va lui servir de caution ! Cela demande une explication : rappelez-vous votre démarche à l’époque de votre achat. Vous vouliez, en tant qu’artiste exigeant  et professionnel, acquérir un « bon violon », sur lequel vous pourriez compter, qui, comme vous le dites dans votre lettre, vous donnerait du plaisir et serait également votre outil de travail. Vous vous étiez renseigné sur le prix d’un tel violon et aviez provisionné un capital en conséquence. Au moment de choisir l’instrument, vous en aviez essayé plusieurs, à des prix différents, autour du budget prévu. Avez-vous choisi un instrument coûtant moins cher que la somme qui lui était consacrée ? Non, bien sûr que non ! L’avez-vous seulement envisagé ? Certainement pas ! Posez alors la question à tous les luthiers : quand ils ne réalisent pas une vente de violon, est-ce parce que l’acheteur lui en a préféré un autre moins cher ? La réponse est unanime : jamais ! C’est toujours pour la raison inverse. Et cela se comprend très bien : si vous aviez provisionné 15.000 euros pour cet achat primordial, un des plus important de votre vie (je n’exagère pas, vous le confirmez vous-même), l’enjeu est tel que vous n’avez pas voulu lésiner en achetant un instrument à 10.000 euros, au risque non seulement d’être déçu, mais aussi de mettre en péril votre avenir professionnel et artistique. Il y a fort à parier qu’au contraire, ayant 15.000 euros, votre choix se soit porté sur un instrument à 20.000 et que vous ayez alors consenti à un effort, un « sacrifice » supplémentaire pour acquérir ce violon « de vos rêves ». Or ce violon, qui dépasse votre budget initialement prévu, est devenu celui de vos rêves (pas uniquement bien sûr, mais pour une large part) précisément pour cette raison : par son prix ! Mais, cela, sous réserve que ce prix soit justifié, validé, contrôlé : que ce soit le « juste prix ». Comment vous en assurer, comment avoir confiance en ce luthier et dans le prix qu’il demande pour ses violons ? C’est à ce moment qu’inconsciemment vous avez tenu le raisonnement suivant : «  le  prix des violons cotés est garanti par une instance qui s’appelle la salle des ventes ou l’expert. Ils sont trop chers pour mon budget. Je vais donc me tourner vers cet autre violon fait par un luthier non coté qui les présente à un prix plus abordable. Mais s’il se permet de demander ce prix tout de même conséquent, c’est qu’il doit jouir d’une « qualité » qui l’y autorise, car je n’imagine pas que, dans ce marché du violon, chacun puisse vendre ce qu’il veut au prix qu’il veut. Il doit être lui aussi contrôlé par une instance reconnue. Cette instance peut être le salon professionnel labélisé par un organisme d’état où je me trouve pour essayer les instruments. Ou un groupement professionnel auquel appartiennent les luthiers. Je me sens ainsi en confiance, couvert par cette instance mystérieuse ». Le problème, c’est que, en l’espèce, l’instance en question, c’est vous

En fait, le marché fonctionne ainsi : si le luthier présente ses violons à ce prix, c’est parce qu’il estime que, bien qu’il ne soit pas coté (il n’a, par exemple, jamais gagné de concours), ses fabrications sont de grande qualité. Il va aligner ses prix un peu en dessous des instruments cotés (et encore, tout dépend en quelle estime il se tient). Ses confrères, tenant le même raisonnement (car, en fait, dans notre métier, chacun se tient en grande estime), vont faire de même. Ainsi, chaque luthier sert de caution à tous les autres. Or, pour que ce procédé auto référent fonctionne, il faut quand même, à un moment, qu’intervienne un élément extérieur pour le valider. Cet élément, c’est vous : en achetant ce violon, vous lui apportez certes votre caution artistique, mais surtout votre caution commerciale. C’est vous qui devenez l’autorité légitime, cette instance mystérieuse et cautionnez son prix. En clair,  le musicien se dit : « si le luthier se permet de vendre tel prix, c’est qu’il doit avoir de bonnes raisons qui l’y autorisent. J’achète donc son violon sur cette supposition ». Une fois le violon vendu, le luthier se dit : « si le violoniste a acheté mon violon, c’est que j’avais bien raison d’en demander ce prix ». Pour dire les choses encore autrement : la majorité des violons neufs de luthier est présentée à 15.000 euros et prétend s’adresser aux musiciens désireux de dépenser cette somme. Je suis luthier, les violons que je fabrique sont de la même qualité que ceux de mes concurrents mais j’aimerais en vendre davantage ou plus facilement. Je décide alors de les présenter à 10.000 euros, pensant que les acheteurs disposant de 15.000 euros vont comprendre l’intérêt de mon offre et s’y précipiter. Or, voilà ce qui va se passer : les acheteurs à 15.000 euros vont continuer à acheter à ce prix  (voire plus cher, comme je l’expliquais plus haut) et j’aurai comme clientèle celle à 10.000 euros. Elle n’est pas plus importante en nombre et l’offre d’instruments à ce prix est abondante. Résultat : je n’ai pas plus de chance de vendre mon violon et, si je le vends, je gagne 5.000 euros de moins.  Le calcul est vite fait. 

Aussi, pour paradoxal que cela puisse paraître, si le luthier –créateur veut avoir des chances de trouver preneur pour sa marchandise, il a intérêt à tirer ses prix vers le haut et surtout pas vers le bas. 

Néanmoins, ma démonstration est purement théorique. En fait, le luthier n’a pas plus conscience du fonctionnement de ce marché que le musicien (c’était d’ailleurs mon cas jusqu’à ce que vous attiriez mon attention sur ce sujet). Il n’a pas plus que vous à l’esprit que, à travers le prix de son violon, c’est votre propre image qu’il vous vend. Et la sienne en même temps. Et celle de la profession dans son ensemble ! Le prix de l’objet valorise à la fois l’acheteur (vous) et le vendeur (lui). Et comme les musiciens, ainsi que les luthiers, ont généralement une haute opinion d’eux-mêmes (et se doivent de l’avoir, sinon ils ne pourraient pas exercer ces métiers très exigeants), ce prix se doit d’être élevé. Dans le marché ultra concurrentiel qu’est celui du violon neuf artisanal, la surenchère se fait toujours vers le haut, jamais vers le bas.

Mais, comme vous commencez à vous en rendre compte, tout ce système auto référent fonctionne en fait sur un château de carte. C’est une bulle, car, en réalité, le prix de vente d’un violon neuf n’est déterminé ni par son prix de revient, ni par le temps de travail du luthier, qui ne représentent qu’une part minoritaire du total.  La majorité relève en fait purement et simplement du processus inflationniste que je viens de décrire. Et c’est ce château qui va s’écrouler quand, quelques années après votre acquisition, vous voudrez vendre à votre tour ce violon. Car, malheureusement, à moins que, comme professeur, vous ne le vendiez à un de vos élèves (cas qui pose lui-même un certain nombre de problèmes), votre « qualité » en tant qu’acheteur ne peut s’appliquer en tant que vendeur. Et, ce, même vis-à-vis du luthier qui a fabriqué et vous a vendu ce violon. Compte tenu de ce que je viens d’avancer, il est aisé de comprendre qu’il n’a aucun intérêt à vous racheter votre violon plus cher que son prix de revient, prix auquel vous n’accepterez jamais de le céder (et qu’il ne tient pas que vous connaissiez). De plus, le sens même de son travail, son plaisir, est de fabriquer ses violons, pas simplement de les commercialiser. Et il est plus facile, quand on est un luthier expérimenté, de fabriquer un violon que de trouver un client. A cela s’ajoute un dernier paramètre : la fierté. Quand vous lui avez acheté ce violon, il s’est senti (à juste titre) valorisé, aimé. Si vous le lui rapportez, il va ressentir le sentiment inverse. Il n’aura donc guère de motivation à vous accompagner dans votre démarche. Et que dire alors si vous le portez chez un autre luthier en espérant le lui vendre ou laisser en dépôt. Je pense avoir été assez clair sur l’égo des luthiers (j’en fais partie).

Vous avez alors essayé de vendre vos violons par le biais des petites annonces entre particuliers. Malheureusement, dans ce marché, ils ne sont que simples marchandises parmi d’autres et subissent alors la loi que le prix Nobel d’économie Georges Akerlof a théorisé il y a une vingtaine d’années sous le nom d’« asymétrie de l’information ».

Ce dernier cherchait à expliquer un problème relatif au marché de l’automobile : comment se fait il que, venant d’acheter un véhicule flambant neuf chez un professionnel, le prix de celui-ci chute vertigineusement – et chute d’autant plus qu’il était élevé au départ – dès que je franchis les portes de la concession ? Il l’explique par deux paramètres : le risque et le marché.

Je reviens à nos violons : vous voulez en acheter un. L’offre est abondante, beaucoup y sont proposés à la vente.  Parmi ceux-ci, certains sont objectivement parfaits, c’est-à-dire de bonne qualité, au juste prix, en bon état, sans problème légal, ni volés, ni faux (je ne parle pas de leurs qualités acoustiques ou artistiques, qui relèvent de considérations subjectives et ne peuvent être prises en compte commercialement). D’autres, en revanche, cumulent toutes les tares. Votre acte d’achat présente donc un risque. C’est à ce niveau qu’il faut distinguer deux marchés : celui des professionnels et celui entre particuliers. Si vous achetez votre violon à un luthier établi, tout le risque repose sur lui : si l’instrument ne vous plait pas, vous avez une semaine pour le rapporter. S’il présente un défaut, c’est le commerçant qui en assume la responsabilité. Vous disposez d’une facture et d’une garantie.

Par contre, si vous l’achetez à un particulier, tout le risque repose sur vous. On comprend donc logiquement que le prix du même violon vendu par un professionnel ne peut être celui du particulier. De plus, concernant ce dernier, l’offre abondante mélangeant toutes les qualités et la demande essentiellement tournée vers les produits de consommation courante et bon marché (la clientèle de produits  « haut de gamme », comme votre violon, étant faiblement représentée sur ce marché) poussent les prix vers le bas. 

Cela expliquerait une différence de prix de petite à moyenne. Mais, comme vous l’avez remarqué, la différence n’est ni petite ni moyenne : elle est énorme ! C’est à ce niveau qu’intervient ce concept d’ « asymétrie de l’information ».

Vous, Roger, qui voulez vendre votre violon, vous le savez parfait et en voulez le prix correspondant. Mais l’acheteur potentiel n’a pas cette assurance dans la qualité de votre bien, il ne dispose pas des mêmes informations. De plus, pour vous, cet instrument n’est pas une simple marchandise : c’est votreviolon, celui sur lequel vous vous êtes investi toutes ces années, celui que vous avez aimé et qu’en tant que professionnel, vous avez choisi. Comme je le disais plus haut, en l’achetant, vous vous êtes porté caution de sa qualité et de son prix. Mais, malheureusement, dans le cadre de cette transaction, cette « information » n’a aucune valeur. Aux yeux de l’acheteur potentiel, vous ne représentez en rien une garantie, une instance régulatrice telle que vous l’aviez ressentie lors de votre achat. Vous aviez du poids en tant qu’acheteur professionnel, vous n’en avez pas en tant que vendeur particulier. Et ce fait est très dur à accepter pour vous. Vous refusez donc de remettre en cause votre prix, autant pour des raisons commerciales que d’amour propre : en d’autres termes, vous sortez votre « marchandise de l’offre ». Or, en ôtant votre violon « parfait » de l’offre, vous appauvrissez celle-ci d’une de ses meilleures occasions et en augmentez donc statistiquement la proportion d’instruments « douteux ». Par voie de conséquence, vous en augmentez également le risque. Les prix descendent d’autant.

Finalement, vous avez vraiment besoin d’argent, vous remettez en vente votre violon en acceptant, la mort dans l’âme, de baisser un peu son prix. Pas suffisamment néanmoins pour compenser le risque nouveau que vous avez vous-mêmecontribué à augmenter !  Qui plus est, plus vous baissez votre prix, plus vous vous éloignez de la clientèle en recherche de violon de cette qualité qui, comme je l’expliquais plus haut, aura plutôt tendance à dépenser plus que moins. Ce processus avançant, s’installe une inadéquation de plus en plus forte entre votre violon et sa clientèle naturelle, sans pour autant rejoindre celle des violons ordinairement proposés sur ce marché du particulier. Vous ne vendez pas, sortez votre marchandise de l’offre, etc. Ce cercle vicieux explique pourquoi, sauf circonstance particulière, vous aurez des difficultés à vendre votre violon à un prix et dans un temps raisonnables…

Voilà, cher Roger, ce que je peux vous dire dans l’état actuel de mes connaissances. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de ma franchise et qu’à défaut de vous avoir apporté une solution, j’aurai au moins contribué à vous éclairer sur ce sujet, très peu souvent abordé mais primordial pour nous tous, musiciens et luthiers. Car s’il existe un mystère dans le violon, c’est bien plus dans son marché que dans le secret de son vernis.

Bien cordialement

Laurent

Une réflexion sur “Je n’arrive pas à vendre mon violon!

  1. Excellent ce commentaire a Roger. Ca me donne envie de rencontrer Laurent comme luthier, car je cherche un violon et aussi du coup a vendre mon George Mougenot de 1883. Mais aussi a rencontrer Roger car un de ses violons pourraient me plaire. 0032489102105 si jamais je ne suis pas trop tard. Yves Pascal (de Belgique)

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